mardi 28 février 2012

Ester et Angel.

A Madrid, des vies "sous hypothèques".
Article paru dans manière de voir N° 119
"Crise bancaire, le casse du siècle."

Jusqu'à l'apparition du mouvement des Indignés, la crise ne se promenait pas dans les rues de Madrid, même si l'Espagne figurait sans doute parmi les pays les plus touchés par la récession de l'économie mondiale. Jusqu'au printemps 2011, la vie semblait suivre son cours…
Mais les annonces "A vendre", aux balcons des immeubles, signalent un changement profond. Il suffit de jeter un œil sur la vitrine de n'importe quelle agence immobilière pour le vérifier: les prix se sont effondrés.

Ainsi à Aluche, une banlieue populaire, un appartement de 65 mètres carrés, situé au troisième étage avec ascenseur, était vendu 240'000 euros en 2006. Trois ans plus tard, des logements de ce type se vendent 160'000 ou 170'000 euros. Deux ans après le début de la crise, les sociétés immobilières ont fermé plus de 40% de leurs agences. Néanmoins, quand on pousse la porte de l'une d'elles, les visages sont aimables et souriants: les affaires continuent. 86% des Espagnols sont propriétaires, un modèle pour M. Nicolas Sarkozy, qui souhaitait encourager l'accès à la propriété en guise de politique du logement: "Mon ambition serait de faire de la France un pays de propriétaires. Un Français sur deux est propriétaire de son logement. 80% des Espagnols le sont. 76% des Anglais le sont. Douze millions de familles françaises aimeraient être propriétaires et ne le sont pas", avait-il déclaré le 2 mai 2007 sur la chaîne de son ami Martin Bouygues, TF1.

Dans les faits, en Espagne, l'"accès à la propriété" ouvre surtout sur… un endettement de longue durée. Entre 2004 et 2007, cinq millions de crédits avec garantie hypothécaire ont été octroyés pour l'achat de logements. Une situation si fréquente que l'expression "avoir une hypothèque" est passée dans le langage courant. Parallèlement ont proliféré les prêts à la consommation- le plus souvent garantis sur le bien immobilier- , les cartes de crédit, les crédits rapides accordés par des sociétés financières- dont les taux d'intérêt atteignent parfois 25%- , tout comme les entreprises privées de rachat de crédits. Au point que certains prêts ne sont plus associés à l'achat d'un bien concret, mais deviennent un produit de consommation à part entière.
Cette prolifération incontrôlée du crédit et de l'endettement pèse fortement sur les ménages. Au dernier trimestre 2008, le rapport entre la dette et les revenus de base disponibles (le ratio d'endettement) atteignait 125%, contre 88,9% en France. En 2008, les impayés des crédits hypothécaires se sont accrus de 310%, et 2,7 millions de personnes ont fini l'année sans pouvoir acquitter leurs dettes. En 2009, les mises en demeure ont atteint le chiffre de 850'000, et les saisies hypothécaires dépassé la barre des 90'000 – un niveau maintenu en 2010…

Comment en est-on arrivé là? Pour le comprendre, il faut revenir sur le rôle des agences immobilières. Après avoir confirmé que c'est le "meilleur moment pour acheter", l'agence offre une "étude financière", gratuite et sans engagement, destinée à évaluer ce que le futur acheteur sera en mesure de payer et le bien auquel il peut prétendre. Elle propose même de démarcher ultérieurement un crédit auprès de la banque. Dans le calcul sont pris en compte le salaire, les revenus non déclarés – ou revenus "B", comme on les appelle par euphémisme -, l'épargne et les garanties familiales. L'agence dévoile également les secrets de l'"évaluation", c'est-à-dire l'estimation du prix du logement réalisée par des entreprises certifiées qui détermineront la valeur du futur prêt. Le montant de l'évaluation, sur lequel l'agence peut influer, sert ensuite de référence à la banque pour accorder le crédit. Ce dernier doit de plus permettre de couvrir les frais additionnels: impôts, actes notariés et, bien sur, commissions des intermédiaires (de l'agence en question, de la société financière et de la banque). Le paiement s'échelonne sur trente, trente-cinq ou quarante ans, avec des mensualités qui ne dépassent pas 40% de vos revenus. On vous laisse toutefois entrevoir la possibilité de les augmenter un peu, surtout si vous gagnez aussi de l'argent "B"…

Lors du boom immobilier, les évaluations gonflées, la prolifération des intermédiaires, les crédits octroyés aux limites des possibilités de paiement étaient des pratiques courantes. Et il n'est guère surprenant que, désormais, nombre de personnes ayant commencé à payer des "hypothèques" se retrouvent dans l'incapacité de les honorer.

Ester et Angel ont décidé d'acheter un logement en 2004. "Je ne me suis même pas posé la question de la location, reconnaît Ester. Je n'y ai pas pensé." Il est vrai que l'Espagne connaît une pénurie de logements à louer, les autorités ayant toujours encouragé l'accès à la propriété par des dispositions fiscales et des facilités de crédit. Les parents d'Ester, quoique travaillant à Madrid, ont successivement vécu dans les cités-dortoirs du sud de la ville, où le prix de vente des appartements était accessible: Leganés (à 11 kilomètres), Fuenlabrada (à 22 kilomètres), Valdemoro (à 27 kilomètres) et, finalement, Seseña (à 36 kilomètres). Si exceptionnel soit-il, ce périple résidentiel rend compte de la manière dont la revalorisation immobilière et la plus-value qu'elle autorise ont favorisé l'acquisition d'un meilleur logement – une maison avec jardin, en dernier lieu -, mais à condition de s'éloigner toujours plus de la capitale. Dès la fin des années 1980, les prix de l'immobilier ont connu une augmentation régulière. Il n'était même pas nécessaire d'avoir fini de payer son logement pour le vendre, rembourser l'ancienne "hypothèque", financer une partie du nouveau logement et faire une autre "hypothèque" pour en payer le reste.

Bien qu'Ester et Angel n'aient pas réfléchi à cette valorisation continue au moment de l'achat, la hausse des prix -18% en 2004 – fut un encouragement psychologique important. L'idée que "payer un loyer, c'est jeter de l'argent par les fenêtres" relevait pratiquement de l'évidence. "L'idée fixe, c'était d'avoir quelque chose à soi, explique Ester. Mais personne ne s'en rendait compte, tout le monde s'embarquait, tous tes amis achetaient une maison. Je me souviens avoir dit à mon mari: Soit on embarque maintenant [dans l'achat d'un appartement], soit on laisse passer, parce que ça va devenir trop cher."

Tous deux travaillent à Madrid, mais ils se décident pour un F4 de 64 mètres carrés que leur montre l'agence de Valdemoro et qui coûte 165'000 euros. Ils demandent un crédit personnel destiné à l'acompte, soit 9'000 euros, qu'ils pensent rembourser vite grâce à la différence entre l'évaluation et le prix réel du logement. La signature devant notaire se fait ensuite rapidement, sans accès préalable aux documents, ce qui est pourtant un droit. Plusieurs changements de dernière minute modifient les conditions du prêt, ce dont Ester se souviendra plus tard avec amertume: "Tout était déjà en marche. Mes parents, qui étaient les garants, et les propriétaires de l'appartement étaient là. Ils ne voulaient pas perdre l'appartement ni l'argent de l'acompte. Mais maintenant, il m'arrive de me demander: et si j'avais dit devant tous ces gens si bien fringués – dans le bureau, outre le notaire, étaient présents le directeur et le sous-directeur de la banque, la jeune femme de l'agence et deux représentants de la banque -, si j'avais dit, quitte à ce qu'on me prenne pour une folle: "Ben moi, désolée, je ne signe pas"? C'est ce que j'aurais dû faire. Mais avec quelle force ou avec quelle clairvoyance aurais-je pu faire une chose pareille? A ce moment là, mon idée était de m'acheter un appartement. J'étais complètement aveuglée par le fait qu'il était déjà à nous, qu'il n'y avait plus qu'à signer. En plus, la date limite pour la vente, c'était ce jour-là."

Ils acceptent ainsi une "hypothèque" de quarante ans, mais en s'engageant auprès d'une banque qu'ils n'ont pas choisie, avec un intérêt légèrement supérieur à celui qui a été précédemment annoncé et pour un montant de 189'000 euros… Ce à quoi s'ajoutent les actes et les taxes, qui  représentent en général 10% du prix de l'appartement, mais qui, dans le cas d'Ester et Angel, montent à 14,5%. Plus question de rembourser le crédit de 9'000 euros: l'agence immobilière en a déjà pris 6'000. Ils découvrent que le droit de désistement n'est pas reconnu par la législation espagnole dès lors que les parties sont physiquement présentes lors de la signature du contrat. Comme la plupart des ménages, c'est dans l'opacité la plus totale qu'ils ont signé un contrat financier qui engage une part considérable de leurs revenus pour le restant de leur vie. Mais ils se rassurent en pensant que, en dernier recours, il leur sera toujours possible de revendre leur logement prestement et de faire des bénéfices…

Ester et Angel entreprennent de payer des mensualités de 770 euros, ce qui représente 38% de leurs revenus. Un an après l'achat, Ester est congédiée de l'entreprise où elle travaillait comme auxiliaire administrative. Elle est alors enceinte et soupçonne que c'est la raison de son renvoi. Mais, en Espagne, le licenciement sans cause avérée n'entraîne pas de grosse difficultés pour les employeurs: il suffit de verser dans les 48 heures l'indemnisation fixée par la loi, correspondant à 45 jours par année travaillée. A partir de ce moment, et jusqu'en 2008, Ester parvient seulement à enchaîner des emplois temporaires, comme presque 30% des travailleurs espagnols. Ensuite, elle ne retrouve plus de travail.

Durant l'année 2008, le relèvement des taux d'intérêts fait passer la mensualité à… 1'130 euros. A peu près au même moment, Angel est licencié à son tour. Pour la première fois, le couple ne peut payer ses traites. Il décide de ne pas faire appel à la famille. "On pensait régulariser le mois suivant et, au pire, on pouvait retirer de l'argent avec la carte de crédit pour le reverser sur le compte. Mais on a pas pu payer et ça a fait boule de neige." Angel retrouve finalement du travail. Le couple entame des négociations pour régler les retards, mais reçoit une mise en demeure menaçant d'une saisie de l'appartement. La solution proposée par la banque? Contracter un nouveau crédit pour couvrir la dette en instance. Ester et Angel doivent donc adjoindre un plan d'épargne aux conditions déjà exigées lors de la signature de l'hypothèque (ouverture d'un compte, souscription d'une assurance-vie et d'une assurance-habitation auprès de l'entité) et accepter une augmentation du "différentiel", le pourcentage qu'ajoute la banque au taux d'intérêt de base. L'une des clauses du nouveau contrat stipule un seuil plancher des intérêts à 3,6%. Nous sommes précisément à la fin de l'année 2008, c'est-à-dire à l'époque où les taux officiels commencent à passer en dessous de ce seuil.

Scandalisé par ce qui est à leurs yeux un nouvel abus, Ester et Angel rejettent l'offre et continuent  à payer comme ils le peuvent, sans s'être acquittés des retards, en attendant de trouver un moyen de mettre un terme à la menace d'exécution hypothécaire. En effet, en Espagne, il n'existe aucune loi sur le surendettement des ménages qui permette aux particuliers de faire face à ce type de situation. En dernier recours, les parents d'Ester sont prêts à demander un crédit pour les aider. C'est aussi une manière d'éviter que ne soit saisie la caution qu'ils ont engagée.

Bien que cela lui pèse, Ester considère désormais que "plus tu te comportes comme un pirate, mieux tu réussis dans la vie. Je pars maintenant du principe que tous ceux qui m'entourent vont me tromper".
Cela vaut d'abord pour les banques. Elle calcule ce qu'elle finira par payer: 369'600 euros avec les intérêts, pour un appartement vendu 165'000. "Je souhaitais faire d'autres choses, regrette-t-elle, je voulais étudier, passer mon baccalauréat. Et la réalité, c'est qu'aujourd'hui je me retrouve avec un appartement et rien d'autre."
(…)

De Raul Guillén

N.

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