mardi 25 février 2014

Au coeur du renseignement américain (suite).

Un article de Nicky Hager, écrivain et chercheur néo-zélandais.
[James Bamford : journaliste américain / Ukusa : alliance entre les services américains, britanniques, canadiens, australiens et néo-zélandais.]

En Nouvelle-Zélande, comme dans d’autres pays, la guerre du Vietnam retourna l’opinion publique contre la politique étrangère de Washington. Dans la région, elle ajouta au désenchantement général provoqué par le soutien américain aux régimes Suharto en Indonésie et Marcos aux Philippines, et leur soutien occulte de l’invasion indonésienne du Timor-Oriental en 1975. Le recours à la guerre et un respect à géométrie variable des droits des autres pays heurtèrent ceux qui portaient sur le monde le regard d’un « petit pays ». Mais, si l’opinion publique néo-zélandaise souhaitait une politique étrangère plus indépendante, ses services de renseignement continuèrent de servir d’avant-poste au système américain. Ainsi, alors que la majorité des Néo-Zélandais soutenaient l’indépendance du Timor-Oriental, les services de renseignement de leur pays participèrent avec l’Australie à la surveillance de la population de l’île, pour le compte des gouvernements américain et britannique – à une époque où ceux-ci collaboraient avec les services secrets indonésiens.

L’inégalité des rapports au sein de l’alliance Ukusa n’est plus à démontrer. Les services secrets néo-zélandais fournissent les renseignements que la NSA leur demande, sans trop insister sur ce qu’ils veulent en échange – et même si cela va à l’encontre de l’intérêt national ou de la politique de leur propre pays. Par ailleurs, ils considèrent que le fait d’espionner leurs amis, voisins et partenaires commerciaux équivaut à payer un bien petit prix pour préserver une relation privilégiée – une déférence qui traduit un profond sentiment d’insécurité. Sans doute les services secrets britanniques voient-ils les choses de la même manière.

Au cours d’une enquête sur le réseau Echelon, j’ai interrogé des membres des services de renseignement néo-zélandais qui traitent les milliers de rapports arrivant chaque semaine de la NSA. Les cibles indiquées reflètent les priorités et les préoccupations du gouvernement américain. Durant les années 1980, les téléscripteurs déversèrent ainsi une avalanche de communications interceptées en Afghanistan, collectées afin d’aider les « combattants de la liberté » - dont Ben Laden – dans leur lutte contre les soviétiques.

Certains de ces officiers collectaient des renseignements dans la zone Pacifique en fonction des requêtes de la NSA. Non, ils ne traquaient pas des terroristes. Ils ciblaient en revanche tous les aspects de la vie politique, économique et militaire de la région – cabinets ministériels, police, armée, partis d’opposition et organisations non gouvernementales -, dans chaque pays, de façon méthodique et permanente. Toutes les organisations régionales, toutes les conférences commerciales et toutes les agences des Nations unies de la zone sont également placées sous étroite surveillance.

L’un de ces analystes mentionna le cas d’une opération de surveillance contre l’Etat insulaire de Kiribati (un archipel du Pacifique sud). La pêche constitue la principale ressource de cette nation à l’économie fragile. Après avoir subi de longues années durant le braconnage des bateaux américains de pêche au thon, le gouvernement de Kiribati avait trouvé une entreprise soviétique disposée à verser des droits pour avoir accès aux pêcheries. Bien que la guerre froide approchât alors du dégel, l’alarme anticommuniste retentit au sein des agences de renseignement. Les officiels néo-zélandais surveillèrent chaque communication reçue par ou émanant de Kiribati, qu’ils transmirent ensuite aux Etats-Unis, lesquels s’en servirent dans le cadre d’une campagne diplomatique qui fit avorter le projet. L’événement ne changea pas le cours de l’histoire mondiale, mais eut un impact très néfaste sur le micro-Etat.

Ces officiers néo-zélandais font état d’un autre déluge de communications lors des négociations de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), à propos duquel responsables américains et européens se livrèrent bataille au cours des années 1980 et 1990. Bamford, de son côté, indique qu’une équipe de la NSA fut dépêchée à Genève en 1995 afin d’espionner les cadres japonais de Toyota et de Nissan lors des négociations nippo-américaines sur les droits de douane appliqués à l’automobile. Ancien agent du renseignement, Mme Jane Shorten a en outre révélé la mise sur écoute des délégués mexicains lors des négociations de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) en 1992.

L’espionnage d’après-guerre aurait pu être mis au service des espoirs nourris par les fondateurs des Nations unies : garantir l’égalité des droits des nations, et épargner au monde le fléau de la guerre. L’histoire montre surtout le contraire. Ces opérations servent à accentuer les inégalités de pouvoir. La NSA et ses alliés se complaisent dans leur image de héros combattant les despotes et les terroristes. Parfois, cette image est juste. La plupart de leurs cibles, toutefois, ne représentent aucune menace. Certaines opérations de renseignement sont de fait destinées à soutenir des despotes, d’autres créent un climat propice au développement du terrorisme. Les gouvernements ayant misé massivement sur l’espionnage des signaux en retirent un sentiment de sécurité trompeur. Il est peu probable que le problème puisse être résolu en injectant des ressources supplémentaires à la NSA.

N.

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