lundi 24 février 2014

Au coeur du renseignement américain.

Première partie de l' article éponyme de Nicky Hager, écrivain et chercheur néo-zélandais.

Réunis à l’Opéra de San Francisco en avril 1945, les délégués de plus de cinquante pays s’engageaient à épargner aux générations futures le fléau de la guerre. Les Nations Unies allaient reposer sur le principe de « l’égalité des droits des nations, grandes et petites (…), cohabitant dans la paix et le bon voisinage ». Le président américain Franklin D. Roosevelt avait insisté pour que les Etats-Unis accueillent la conférence. Générosité ?
Il s’agissait aussi de permettre à ses agents d’espionner les délégués et de surveiller les messages qu’ils échangeaient avec leurs capitales. Recueillis par les compagnies télégraphiques, leurs télégrammes, cryptés, furent décodés par des officiers opérant 24h/24, puis transmis aux négociateurs américains. Ce fut un succès total.

Elaborées contre les puissances de l’Axe, puis contre l’Union soviétique, les capacités américaines de renseignement électronique allaient être regroupées au sein de la National Security Agency (NSA). De cette agence, on ignora tout jusqu’à la publication, en 1982, de The Puzzle Palace, dans lequel le journaliste américain James Bamford décrivait son fonctionnement. Dans son ouvrage rédigé presque vingt ans plus tard, Body of Secrets, il dévoile de nouveaux pans de cette histoire secrète. La NSA, révèle-t-il, dispose d’un budget annuel de plus de 7 milliards de dollars, sans compter les sommes affectées aux satellites espions (1). Elle emploie alors plus de soixante mille personnes – davantage que la CIA et le FBI réunis.

Les affaires du monde se faisant de plus en plus par la voie des communications électroniques, la surveillance de ces échanges est primordiale. La NSA est chargée de ce « renseignement de signaux », en étroite collaboration avec ses homologues – et subordonnées – britannique, canadienne, australienne et néo-zélandaise, qui forment l’alliance « Ukusa ». (…) Bien que sophistiqués et puissants, les systèmes de surveillance de la NSA ont montré leurs limites le 11 septembre 2001. Tout comme le système de défense antimissile n’aurait rien pu contre des attaques menées à l’aide d’avions de ligne, les systèmes de surveillance avancés se révèlent peu efficaces contre les moyens de communication rudimentaires (« boîte à lettres » anonymes, intermédiaires sûrs, etc.) utilisés par une cellule bien organisée. « La NSA [écoutait] régulièrement les appels non cryptés passés par le terroriste présumé Oussama Ben Laden [via le réseau satellitaire Inmarsat], souligne Bamford. Pour impressionner ses visiteurs, elle leur passe parfois les échanges entre Ben Laden et sa mère (…) Celui-ci [savait] que les Etats-Unis [écoutaient] ses communications internationales, mais il [semblait] n’en avoir cure. »

Retraçant l’histoire de cette surveillance électronique planétaire, Bamford convainc que sa mise en place n’avait pas pour vocation première de protéger les Etats-Unis contre des menaces extérieures, mais, le plus souvent, de réunir des informations servant à promouvoir la guerre en tant qu’instrument politique et à saper les « droits fondamentaux » des autres pays.

Dans l’immédiat après-guerre, au siège de l’ONU – truffé d’écoutes -, on débattait de la partition de la Palestine – une mesure qui a transformé la région en l’un des principaux foyers d’instabilité et de violence politique du monde. Les Etats-Unis exercèrent une pression extrême pour que soit votée la partition, et pesèrent notamment de tout leur poids sur trois petits pays – le Libéria, Haïti et les Philippines – qu’ls forcèrent à changer de position à la veille de la décision finale. James Forrestal, alors secrétaire américain à la défense, écrit à l’époque, dans son journal personnel, que « les moyens de coercition exercés sur ces pays confinaient au scandale ».

Pendant la seconde guerre mondiale, les agents américains et britanniques avaient engagé une course de vitesse avec leurs homologues soviétiques pour déchiffrer les codes de l’armée allemande. Les Etats-Unis devancèrent largement l’URSS, mais l’avantage fut de courte durée. Dans le courant des années 1950, des avions espions survolèrent l’Union soviétique, à l’instar de ceux qui survolèrent, en avril 2001, l’île de Hainan, en Chine ; dès la fin des années 1980, la NSA avait encerclé l’URSS de stations d’écoute, d’avions, de navires et de sous-marins.

Après l’échec de l’invasion anticastriste de la baie des Cochons, en avril 1961, les chefs de l’état-major américain concoctèrent un projet étrange. Leur stratégie, mise à jour par Bamford, consistait à lancer une « campagne de terreur » à l’encontre des citoyens américains et à l’imputer à Cuba afin de justifier une invasion généralisée de l’île. Un rapport secret avançait que « la publication de la liste des victimes dans les journaux américains provoquerait dans le pays une vague d’indignation instrumentalisable ». Baptisé « Northwood Operation », ce plan prévoyait des détournements d’avions et des attentats à la bombe à Miami et à Washington. Les documents préparatoires précisaient qu’il fallait « donner au monde l’image d’un gouvernement cubain représentant (…) une menace grave et imprévisible pour la paix dans l’hémisphère occidental ».

L’administration Kennedy n’approuva pas l’opération Northwood, mais, deux ans plus tard, un « incident » similaire dans le golfe du Tonkin déclenchait la guerre du Vietnam. Des agents de renseignement britanniques, australiens et néo-zélandais se rallièrent à une vaste opération des services secrets américains au Vietnam, les aidant notamment à localiser des cibles afin que soient remplis les quotas quotidiens des missions de bombardement des B-52.

L’histoire de l’agence fait apparaître une grande variabilité dans l’attitude des Etats-Unis. Un exemple éloquent en est l’attaque par Israël du navire espion Liberty de la NSA lors de la guerre de six jours. Le 8 juin 1967, après avoir surveillé étroitement, six heures durant, le Liberty qui patrouillait au large, l’armée israélienne lança des attaques par voie aérienne et par torpilleur jusqu’à ce que la plupart des membres de l’équipage soient morts (34 hommes) ou blessés (171) et que le navire soit quasiment détruit. Les canots de sauvetage furent coulés sitôt mis à la mer. Israël prétendit après coup qu’il s’agissait d’une erreur. Alors que la NSA disposait des preuves du contraire, le gouvernement américain accepta cette explication et n’ouvrit jamais d’enquête.

De façon convaincante, Bamford démontre que les militaires israéliens savaient pertinemment qu’ils attaquaient un navire espion américain. Il suggère que le but de l’attaque était d’empêcher la collecte d’informations sur les atrocités militaires commises à vingt kilomètres de là seulement, dans la ville égyptienne d’El-Arish, où des soldats israéliens étaient entrain de fusiller des centaines de civils et de prisonniers ligotés. Le Pentagone décréta un  black-out médiatique, et les membres de l’équipage furent menacés de prison s’ils parlaient de l’attaque. Le président américain Lyndon Johnson aurait déclaré que « peu [lui] importait que le navire coule, il ne mettrait pas ses alliés dans l’embarras ».

N.

(1) En 2013, ce budget maintenu secret, est estimé à 8 milliards de dollars par le magazine Foreign Policy (6 juin) et à 10,8 milliards de dollars par le Washington Post (30 août).

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