Biologiquement nous sommes tous identiques, et
nos différences physionomiques, observables chez les Noirs, les Japonais, les
Lapons ou encore chez les Papous d’Ushuaïa, ne sont que l’expression visible de
la programmation de quelques gènes, sans que cela ne permette d’affirmer que le
Chinois appartienne à une race différente de l’homme Suisse, Français, Italien
ou Allemand.
La séparation d’un groupe par rapport à une
population donnée ne pourrait s’obtenir que par un isolement absolu et rigoureux
durant un nombre de générations équivalant à l’effectif du groupe. Si ce genre
de scénario fut probable dans l’histoire de l’Humanité, il y a 20'000 ans, les
migrations successives et les découvertes de nouveaux horizons ont permis l’échange
de gènes entre les populations. Tant est si bien que le "biologique" comme
fondement du racisme n’a aucun sens [Albert Jacquard- L’Avenir n’est pas
écrit].
Or le racisme existe encore. Ce sentiment, qui
semble nous accompagner depuis la nuit des temps, a donné naissance à l’esclavagisme,
puis des idées aux eugénistes.
L’eugénisme, c’est le projet d’améliorer
l’espèce humaine de génération en génération, non pas tant par l’éducation ou
la santé publique que par la procréation. En encourageant la reproduction des
élites supposées, individus, lignées ou races – c’est l’eugénisme positif- et
en limitant parallèlement celle des personnes aux caractères jugés
défavorables, au prix de la stérilisation, de l’avortement, de l’infanticide – c’est
l’eugénisme négatif.
Trier les individus
par la naissance, l’idée est de toujours. A Sparte, une commission de sages
condamnait à mort les nouveau-nés ne correspondant pas à leurs canons. Le fait
de sélectionner les enfants en favorisant le mariage des meilleurs fait partie
des bases sur lesquelles se fondent les concepteurs d’une cité idéale, depuis
Platon jusqu’aux utopistes de la Renaissance.
Mais ce n’est qu’à
la fin du XIXe siècle que l’eugénisme (du grec eu : bien ;
gennân : engendrer) est théorisé par le statisticien britannique Francis
Galton, qui le définit comme une science de l’amélioration des lignées, sur le
modèle des pratiques validées expérimentalement déjà dans la culture et
l’élevage. Charles Darwin vient de mettre en avant le concept de sélection
naturelle comme clé de l’évolution (développement et transformation) des
espèces. Pour Galton, il faut refaire droit à ce mécanisme, que la vie a
enrayé, et opérer une sélection artificielle pour «produire une race
humaine supérieure».
En 1912 se tient à
Londres le Ier congrès international d’eugénisme. Développée par les médecins
et les psychiatres, l’idéologie eugéniste se pense en termes scientifiques et
scientistes. C’est une «hygiène de la reproduction ». Alfred Ploetz,
le fondateur de «l’hygiène raciale » en Allemagne, le définit dès
1895 comme « la tentative de maintenir l’espèce en bonne santé et de
perfectionner ses dispositions héréditaires ». En pratique, la
connaissance de l’hérédité est balbutiante ; et l’eugénisme vient soutenir
un système de valeurs, notamment la vision d’une société faite de classes
sociales et de races, aux valeurs inégales.
L’idéologie va
devenir une pratique avec le support de la loi, car les Etats vont bientôt se
faire de l’eugénisme un programme. A la veille de la première guerre mondiale,
Winston Churchill ou Théodore Roosevelt, qui affirme qu’il faudrait empêcher
« les gens de catégories inférieures de se reproduire », sont
préoccupés par la dégénérescence. Dans un contexte d’urbanisation et de précarisation,
on craint l’affaiblissement biologique d’une population où l’on voit se
développer divers fléaux sociaux. Le mouvement eugéniste biologise les
problèmes sociaux, en les attribuant à des (in)capacités héréditaires. De la
criminalité à la démence en passant par l’alcoolisme.
Les Etats-Unis sont
le premier pays à mettre en place, dès 1907, la stérilisation des récidivistes,
des violeurs, des épileptiques, des malades mentaux, voire des alcooliques et
des toxicomanes. Puis viendront l’interdiction des mariages interraciaux et une
série de lois contre l’immigration visant à préserver la race blanche dans sa
pureté. Pendant l’entre-deux-guerres, de nombreux pays protestants (l’Eglise
catholique a condamné l’eugénisme en 1935) adopteront des programmes de stérilisations
contraintes. Le Canada et le canton de Vaud, en Suisse, en 1928 ; le
Danemark en 1929 ; l’Allemagne, 1933 ; la Norvège et la Suède en
1934 ; la Finlande en 1935 ; l’Estonie en 1937 ; le Japon en
1940. Sans oublier l’URSS de l’époque.
Du contrôle de la
natalité à l’élimination des personnes considérées comme indésirables, il y
avait un pas décisif que le régime nazi, dans la folie de son projet de
sélection raciale, allait franchir. Tandis que la fécondité de la race aryenne
était encouragée et mise en œuvre par la rencontre des SS et des femmes
d’élites dans des maternités spéciales, les Lebensborn, le IIIe Reich allait
concevoir et organiser méthodiquement le génocide des Juifs et des Tsiganes.
Les handicapés mentaux et physiques firent l’objet d’un programme spécial
d’euthanasie, et environ 400'000 personnes aux maladies considérées comme
héréditaires, mais essentiellement psychiatriques, ont été stérilisées entre
1934 et 1945 en Allemagne. Les homosexuels, eux, avaient le choix entre la
castration ou la détention en camp de concentration. Une œuvre de l’épuration
de l’espèce reposant sur "la médecine de l’hérédité", avec
l’implication massive des nouveaux tenants de la "psychiatrie
génétique".
Profondément marqué
par l’apocalypse de sa dérive totalitaire, l’eugénisme ne relève plus d’une
ambition collective assumée en démocratie. Et il est condamné dans la Charte
européenne des droits fondamentaux. On sait d’ailleurs aujourd’hui qu’il est
illusoire de croire pouvoir déterminer quels sont les gènes réellement
favorables à l’homme et d’imaginer les stabiliser à l’échelle d’un peuple.
Pourtant, en 1995, un plan de stérilisation des Amérindiennes était mis en
place par Fujimori, dictateur du Pérou. Des mesures similaires visent les
Tibétaines, et la Chine interdit la procréation aux handicapés. A Singapour il
y a peu, le gouvernement incitait financièrement les femmes des classes
populaires à se faire stériliser.
La maîtrise
progressive de l’univers du gène ouvre par ailleurs le champ de nouvelles tentations.
Francis H. Crick, découvreur de l’ADN, déclarait en 1978 : « Aucun
nouveau-né ne devrait être déclaré humain jusqu’à ce qu’il ait passé avec
succès certains tests quant à son patrimoine génétique. » De fait, la
technique rend possible une sélection qui n’opère plus sur un couple, mais sur
un patrimoine génétique. Le dépistage des pathologies lourdes, avec une
acceptation plus ou moins large selon les pays, permet de décider d’une
interruption médicale de grossesse ou d’orienter l’implantation d’embryons. Le
don de sperme génère aussi un tri rigoureux.
La sélection relève
désormais du libre choix du couple, qui ne statue pas au regard du destin de
l’espèce, mais de l’intérêt supposé de l’enfant à naître et de son propre désir
parental. Ces pratiques ont pour effet de favoriser la naissance d’individus
jugés les meilleurs possibles, au regard des normes du bonheur et de la dignité
humaine qui sont celles aujourd’hui de la société.
Un nouveau visage
de l’eugénisme ?
Article de Joséphine Bataille, journaliste à
La Vie / Le Monde Hors-série, ‘’Atlas des utopies’’.
N.
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