dimanche 20 janvier 2013

Eugénisme d.s.


Biologiquement nous sommes tous identiques, et nos différences physionomiques, observables chez les Noirs, les Japonais, les Lapons ou encore chez les Papous d’Ushuaïa, ne sont que l’expression visible de la programmation de quelques gènes, sans que cela ne permette d’affirmer que le Chinois appartienne à une race différente de l’homme Suisse, Français, Italien ou Allemand.
La séparation d’un groupe par rapport à une population donnée ne pourrait s’obtenir que par un isolement absolu et rigoureux durant un nombre de générations équivalant à l’effectif du groupe. Si ce genre de scénario fut probable dans l’histoire de l’Humanité, il y a 20'000 ans, les migrations successives et les découvertes de nouveaux horizons ont permis l’échange de gènes entre les populations. Tant est si bien que le "biologique" comme fondement du racisme n’a aucun sens [Albert Jacquard- L’Avenir n’est pas écrit].
Or le racisme existe encore. Ce sentiment, qui semble nous accompagner depuis la nuit des temps, a donné naissance à l’esclavagisme, puis des idées aux eugénistes.

L’eugénisme, c’est le projet d’améliorer l’espèce humaine de génération en génération, non pas tant par l’éducation ou la santé publique que par la procréation. En encourageant la reproduction des élites supposées, individus, lignées ou races – c’est l’eugénisme positif- et en limitant parallèlement celle des personnes aux caractères jugés défavorables, au prix de la stérilisation, de l’avortement, de l’infanticide – c’est l’eugénisme négatif.
Trier les individus par la naissance, l’idée est de toujours. A Sparte, une commission de sages condamnait à mort les nouveau-nés ne correspondant pas à leurs canons. Le fait de sélectionner les enfants en favorisant le mariage des meilleurs fait partie des bases sur lesquelles se fondent les concepteurs d’une cité idéale, depuis Platon jusqu’aux utopistes de la Renaissance.
Mais ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que l’eugénisme (du grec eu : bien ; gennân : engendrer) est théorisé par le statisticien britannique Francis Galton, qui le définit comme une science de l’amélioration des lignées, sur le modèle des pratiques validées expérimentalement déjà dans la culture et l’élevage. Charles Darwin vient de mettre en avant le concept de sélection naturelle comme clé de l’évolution (développement et transformation) des espèces. Pour Galton, il faut refaire droit à ce mécanisme, que la vie a enrayé, et opérer une sélection artificielle pour «produire une race humaine supérieure».
En 1912 se tient à Londres le Ier congrès international d’eugénisme. Développée par les médecins et les psychiatres, l’idéologie eugéniste se pense en termes scientifiques et scientistes. C’est une «hygiène de la reproduction ». Alfred Ploetz, le fondateur de «l’hygiène raciale » en Allemagne, le définit dès 1895 comme « la tentative de maintenir l’espèce en bonne santé et de perfectionner ses dispositions héréditaires ». En pratique, la connaissance de l’hérédité est balbutiante ; et l’eugénisme vient soutenir un système de valeurs, notamment la vision d’une société faite de classes sociales et de races, aux valeurs inégales.
L’idéologie va devenir une pratique avec le support de la loi, car les Etats vont bientôt se faire de l’eugénisme un programme. A la veille de la première guerre mondiale, Winston Churchill ou Théodore Roosevelt, qui affirme qu’il faudrait empêcher « les gens de catégories inférieures de se reproduire », sont préoccupés par la dégénérescence. Dans un contexte d’urbanisation et de précarisation, on craint l’affaiblissement biologique d’une population où l’on voit se développer divers fléaux sociaux. Le mouvement eugéniste biologise les problèmes sociaux, en les attribuant à des (in)capacités héréditaires. De la criminalité à la démence en passant par l’alcoolisme.
Les Etats-Unis sont le premier pays à mettre en place, dès 1907, la stérilisation des récidivistes, des violeurs, des épileptiques, des malades mentaux, voire des alcooliques et des toxicomanes. Puis viendront l’interdiction des mariages interraciaux et une série de lois contre l’immigration visant à préserver la race blanche dans sa pureté. Pendant l’entre-deux-guerres, de nombreux pays protestants (l’Eglise catholique a condamné l’eugénisme en 1935) adopteront des programmes de stérilisations contraintes. Le Canada et le canton de Vaud, en Suisse, en 1928 ; le Danemark en 1929 ; l’Allemagne, 1933 ; la Norvège et la Suède en 1934 ; la Finlande en 1935 ; l’Estonie en 1937 ; le Japon en 1940. Sans oublier l’URSS de l’époque.
Du contrôle de la natalité à l’élimination des personnes considérées comme indésirables, il y avait un pas décisif que le régime nazi, dans la folie de son projet de sélection raciale, allait franchir. Tandis que la fécondité de la race aryenne était encouragée et mise en œuvre par la rencontre des SS et des femmes d’élites dans des maternités spéciales, les Lebensborn, le IIIe Reich allait concevoir et organiser méthodiquement le génocide des Juifs et des Tsiganes. Les handicapés mentaux et physiques firent l’objet d’un programme spécial d’euthanasie, et environ 400'000 personnes aux maladies considérées comme héréditaires, mais essentiellement psychiatriques, ont été stérilisées entre 1934 et 1945 en Allemagne. Les homosexuels, eux, avaient le choix entre la castration ou la détention en camp de concentration. Une œuvre de l’épuration de l’espèce reposant sur "la médecine de l’hérédité", avec l’implication massive des nouveaux tenants de la "psychiatrie génétique".
Profondément marqué par l’apocalypse de sa dérive totalitaire, l’eugénisme ne relève plus d’une ambition collective assumée en démocratie. Et il est condamné dans la Charte européenne des droits fondamentaux. On sait d’ailleurs aujourd’hui qu’il est illusoire de croire pouvoir déterminer quels sont les gènes réellement favorables à l’homme et d’imaginer les stabiliser à l’échelle d’un peuple. Pourtant, en 1995, un plan de stérilisation des Amérindiennes était mis en place par Fujimori, dictateur du Pérou. Des mesures similaires visent les Tibétaines, et la Chine interdit la procréation aux handicapés. A Singapour il y a peu, le gouvernement incitait financièrement les femmes des classes populaires à se faire stériliser.
La maîtrise progressive de l’univers du gène ouvre par ailleurs le champ de nouvelles tentations. Francis H. Crick, découvreur de l’ADN, déclarait en 1978 : « Aucun nouveau-né ne devrait être déclaré humain jusqu’à ce qu’il ait passé avec succès certains tests quant à son patrimoine génétique. » De fait, la technique rend possible une sélection qui n’opère plus sur un couple, mais sur un patrimoine génétique. Le dépistage des pathologies lourdes, avec une acceptation plus ou moins large selon les pays, permet de décider d’une interruption médicale de grossesse ou d’orienter l’implantation d’embryons. Le don de sperme génère aussi un tri rigoureux.
La sélection relève désormais du libre choix du couple, qui ne statue pas au regard du destin de l’espèce, mais de l’intérêt supposé de l’enfant à naître et de son propre désir parental. Ces pratiques ont pour effet de favoriser la naissance d’individus jugés les meilleurs possibles, au regard des normes du bonheur et de la dignité humaine qui sont celles aujourd’hui de la société.
Un nouveau visage de l’eugénisme ?

Article de Joséphine Bataille, journaliste à La Vie / Le Monde Hors-série, ‘’Atlas des utopies’’.

N.

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