mercredi 10 avril 2013

Il n'est désormais plus possible...

... qu’un enpire en fasse renaître un autre. Notre unique empire est la Terrre, solidarisée envers, contre et par nous dans son salissement et dans son agonie. Les barbares qui l’assiègent portent des noms chimiques, ne veulent rien, ne négocient rien, n’attendent pas, ne tergiversent pas et ne font que refléter passivement, comme des choses qu’ils sont, une seule barbarie : la notre. Une décadence, désormais sans rémission, ne peut plus être que globale, car nous habitons un globe fermé sur lui-même, une boucle bouclée. L’Orient ne peut plus remplacer l’Occident, ni l’inverse. Ce Levant et ce Couchant, comme d’ailleurs le Collectif et l’Individuel, qu’ils symbolisent, ne peuvent plus que s’unir pour la clarté sans fin ou se dissocier dans les ténèbres sans nom. On a pu dire que l’Humanité de demain serait métaphysique ; en réalité elle devra aller, rien que pour sa survie, bien plus loin que cela, et il faudra d’abord que sa métaphysique de base soit une évidence, ce que ne furent jamais ni la foi des religions ni les philosophies traditionnelles.

L’ère des Poissons se termine en pêche miraculeuse, ou, si l’on préfère, la graine-Individu a donné toutes ses fleurs. Notre tort est de vouloir à tout prix y ajouter les nôtres, n’eussions-nous plus que le choix entre le postiche et le pastiche – alors que déjà ce sont des fruits qui se préparent à mûrir ou à mourir – parce que nous croyons indispensable qu’un navire chante son naufrage au lieu de l’éviter.
Les vigies de l’art ou de l’Utopie crient : « Terre ». Mais nous avons un accostage à réussir.

A peine émergée de sa nuit, la société offre toutes les incohérences de toutes les passions. Ses intérêts brident sa raison, qui peu à peu s’affaiblit et se perd. Ses contradictions, quelles qu’elles soient, demandent à être dissoutes dans une lumière qu’il leur soit impossible, une fois pour toutes, de détourner. Jusqu’ici l’esthétique et la philosophie ont été des ornements. L’idéal était extraterrestre, la morale plaisantait, le rêve visait à distraire, et puis, à bout de ressources, la philosophie et l’art basculaient eux-mêmes dans la gratuité et le charlatanisme. En attendant, nous pouvions nous occuper de nos affaires. Mais voici que la plaisanterie, le rêve, l’idéal deviennent aussi sérieux que peut l’être une question de vie ou de mort, et c’est justement au bout de nos affaires que nous entrevoyons une morale si peu désincarnée qu’elle ne nous laisse plus le choix qu’entre elle et le néant.

IL fallait que vers la fin du siècle dernier les portes de la Matière, avec le développement des techniques, s’ouvrissent à deux battants, que tout le vieux monde des oppresseurs, des sergents-majors et des usuriers se ruât vers cette Terre promise, et qu’elle se refermât sur eux, c’est-à-dire sur nous. Il fallait que la chimie rendît le vol toxique et que l’atome lui donnât le visage du meurtre. Il fallait que tout s’aggravât, de tous les côtés à la fois, physiquement, moralement intellectuellement. La Vie ne s’épargne pas elle-même ; le voudrait-elle qu’elle ne le pourrait pas. Les peuples s’étaient crus bon parce qu’ils étaient anonymes, leurs rêves s’étaient crus grandioses quand ils n’étaient qu’intéressés : tous devait apparaître dans sa réalité réalisée, ignoble, vulgaire, assassine et menteuse. Le conquérant n’était qu’un comptable, l’aventurier de l’idéal n’était qu’un escroc de l’ambition, l’apprenti-sorcier n’était qu’un gérant de fortune, le grand n’était que gros, le céleste n’était qu’à ras de terre.
La futilité prise au mot n’avait plus qu’à accuser le mot– et le piège qui l’y prenait. Le premier christianisme avait attendu ce qui nous arrive comme l’arrivée du Christ-Roi et savait le rôle du mal : Felix culpa (heureux péché) proclamait sa liturgie à propos d’Adam, tandis que saint Augustin enchaînait Lucifer à la meule divine : Omnia cooperant in bonum, etiam peccata (« Tout concourt au bien, même les fautes »).

La radio, qui ne donnait à entendre ce qu’elle ne laissait qu’imaginer, parlait ainsi dans le noir et créait l’hallucination auditive commune avec ses délires bachiques : les hurlements d’Hitler furent la voix du monde multipliée par elle-même dans cette nuit en plein jour. L’idéal-flatterie, l’enthousiasme pour tous, le paradis à bon compte ne réclamaient qu’un instrument à leur taille pour déchaîner tous les fascismes. Culte de la puissance, Ego indéfiniment grossi par répercussion et réverbération, démissions aveugles dans la haine sourde, triomphe à vide dans la course à rien : ces principes qui avaient toujours créé, dans toutes les arènes et dans tous les stades, la même fête sinistre, faisaient des camps de la mort une festivité lugubre. Il ne fallait que l’instrument technique impeccable et le transfert de cette bassesse sacrée que l’on appelait religiosité. Le Paléolithique voulait ses tanks ; il les avait ; et c’était la faute aux tanks. Pierre le Grand nimbé de technique devenait Staline, et c’était la faute de la technique. On s’obstinait à la guerre aux frontières, à l’ordre social immobile du travail et de la famille, on avait l’Erèbe nucléaire, et c’était la faute de la science. Les célébrités des siècles passés avaient été des princes, certes, mais aussi des créateurs ; celles de ce siècle étaient des princes, toujours, mais aussi des millionnaires, des escrocs, des bateleurs, des boxeurs, des joueurs de foot – et ce n’était pas la faute des masses mais celle des médias. La télévision rapprochait les hommes et les peuples, mais nous étions plus beaux à voir de loin, et c’était la faute de la télévision. Ainsi de suite, et la suite ne fait que commencer.

Que l’optimisme et le pessimisme aillent don se rejoindre, à présent, dans l’inaction préparatrice de la mort. Nous savons désormais que l’axiome « tout est possible » est inséparable et complémentaire de l’axiome « rien n’est certain ». Les moyens d’un monde unifié sont là ; c’est le but qui manque et c’est lui qui ment. Les moyens d’une société dont l’un des objectifs premiers serait le passage progressif de tout travail humain asservi aux machines ; d’une collectivité terrestre qui viserait l’abolition de toutes les différences de gain et de pouvoir, la levée définitive de toutes les frontières ; d’une nation humaine solidaire où les enfants grandiraient ensemble, où les hommes pourraient s’enrichir de leurs singularités, surmonter un jour toutes les jalousies, communier la même calme et sereine ferveur, rebaptiser amour, enfin, cela seul par quoi deux, trois, mille esprits se ressemblent, s’attachent, se libèrent par cet attachement même, affronter la mort avec une certitude et non plus avec ne foi – tous les moyens qui nous permettraient cela, nous les avons.

Les armes dans le monde entier, pourraient être ridiculisées, toute violence pourrait devenir inutile, la plupart des paysages pourraient redevenir beaux ; notre vie pourrait faire converger en elle l’action et la contemplation, la Nature pourrait devenir ce qu’elle ne fut jamais : notre identité ; nous pourrions nous émerveiller de notre œuvre comme de la sienne ; chaque homme, demain, pourrait devenir libre de sa rêverie, de sa méditation, de son étude ; la compétition pourrait disparaître dans le seul jeu amical, nous pourrions concourir au même but au lieu de concourir tout court, nous pourrions faire qu’il n’y ait plus d’argent à gagner ni dans les moyens d’expressions ni dans les sciences, et qu’il n’y ait plus d’intérêt, pour personne, à fausser quelque information que ce soit.

Nous pourrions accomplir le premier pas conscient de Dieu sur Terre.

Jérôme Deshusses « Délivrez Prométhée / Mort ou transfiguration »

N.

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