L’ère des Poissons se termine en pêche miraculeuse, ou, si l’on préfère, la graine-Individu a donné toutes ses fleurs. Notre tort est de vouloir à tout prix y ajouter les nôtres, n’eussions-nous plus que le choix entre le postiche et le pastiche – alors que déjà ce sont des fruits qui se préparent à mûrir ou à mourir – parce que nous croyons indispensable qu’un navire chante son naufrage au lieu de l’éviter.
Les vigies de l’art ou de l’Utopie crient : « Terre ». Mais nous avons un accostage à réussir.
A peine émergée de sa nuit, la société offre
toutes les incohérences de toutes les passions. Ses intérêts brident sa raison,
qui peu à peu s’affaiblit et se perd. Ses contradictions, quelles qu’elles
soient, demandent à être dissoutes dans une lumière qu’il leur soit impossible,
une fois pour toutes, de détourner. Jusqu’ici l’esthétique et la philosophie
ont été des ornements. L’idéal était extraterrestre, la morale plaisantait, le
rêve visait à distraire, et puis, à bout de ressources, la philosophie et l’art
basculaient eux-mêmes dans la gratuité et le charlatanisme. En attendant, nous
pouvions nous occuper de nos affaires. Mais voici que la plaisanterie, le rêve,
l’idéal deviennent aussi sérieux que peut l’être une question de vie ou de
mort, et c’est justement au bout de nos affaires que nous entrevoyons une
morale si peu désincarnée qu’elle ne nous laisse plus le choix qu’entre elle et
le néant.
IL fallait que vers la fin du siècle dernier
les portes de la Matière ,
avec le développement des techniques, s’ouvrissent à deux battants, que tout le
vieux monde des oppresseurs, des sergents-majors et des usuriers se ruât vers
cette Terre promise, et qu’elle se refermât sur eux, c’est-à-dire sur nous. Il
fallait que la chimie rendît le vol toxique et que l’atome lui donnât le visage
du meurtre. Il fallait que tout s’aggravât, de tous les côtés à la fois,
physiquement, moralement intellectuellement. La Vie ne s’épargne pas elle-même ; le
voudrait-elle qu’elle ne le pourrait pas. Les peuples s’étaient crus bon parce
qu’ils étaient anonymes, leurs rêves s’étaient crus grandioses quand ils
n’étaient qu’intéressés : tous devait apparaître dans sa réalité réalisée,
ignoble, vulgaire, assassine et menteuse. Le conquérant n’était qu’un
comptable, l’aventurier de l’idéal n’était qu’un escroc de l’ambition,
l’apprenti-sorcier n’était qu’un gérant de fortune, le grand n’était que gros,
le céleste n’était qu’à ras de terre.
La futilité prise au mot n’avait plus qu’à
accuser le mot– et le piège qui l’y prenait. Le premier christianisme avait
attendu ce qui nous arrive comme l’arrivée du Christ-Roi et savait le rôle du
mal : Felix culpa (heureux péché) proclamait sa
liturgie à propos d’Adam, tandis que saint Augustin enchaînait Lucifer à la
meule divine : Omnia cooperant in bonum, etiam peccata (« Tout
concourt au bien, même les fautes »).
La radio, qui ne donnait à entendre ce qu’elle
ne laissait qu’imaginer, parlait ainsi dans le noir et créait l’hallucination
auditive commune avec ses délires bachiques : les hurlements d’Hitler
furent la voix du monde multipliée par elle-même dans cette nuit en plein jour.
L’idéal-flatterie, l’enthousiasme pour tous, le paradis à bon compte ne réclamaient
qu’un instrument à leur taille pour déchaîner tous les fascismes. Culte de la
puissance, Ego indéfiniment grossi par répercussion et réverbération,
démissions aveugles dans la haine sourde, triomphe à vide dans la course à
rien : ces principes qui avaient toujours créé, dans toutes les arènes et
dans tous les stades, la même fête sinistre, faisaient des camps de la mort une
festivité lugubre. Il ne fallait que l’instrument technique impeccable et le
transfert de cette bassesse sacrée que l’on appelait religiosité. Le
Paléolithique voulait ses tanks ; il les avait ; et c’était la faute
aux tanks. Pierre le Grand nimbé de technique devenait Staline, et c’était la
faute de la technique. On s’obstinait à la guerre aux frontières, à l’ordre
social immobile du travail et de la famille, on avait l’Erèbe nucléaire, et
c’était la faute de la science. Les célébrités des siècles passés avaient été
des princes, certes, mais aussi des créateurs ; celles de ce siècle
étaient des princes, toujours, mais aussi des millionnaires, des escrocs, des
bateleurs, des boxeurs, des joueurs de foot – et ce n’était pas la faute des
masses mais celle des médias. La télévision rapprochait les hommes et les
peuples, mais nous étions plus beaux à voir de loin, et c’était la faute de la télévision.
Ainsi de suite, et la suite ne fait que commencer.
Que l’optimisme et le pessimisme aillent don se
rejoindre, à présent, dans l’inaction préparatrice de la mort. Nous savons
désormais que l’axiome « tout est possible » est inséparable et
complémentaire de l’axiome « rien n’est certain ». Les moyens d’un
monde unifié sont là ; c’est le but qui manque et c’est lui qui ment. Les
moyens d’une société dont l’un des objectifs premiers serait le passage
progressif de tout travail humain asservi aux machines ; d’une
collectivité terrestre qui viserait l’abolition de toutes les différences de
gain et de pouvoir, la levée définitive de toutes les frontières ; d’une
nation humaine solidaire où les enfants grandiraient ensemble, où les hommes
pourraient s’enrichir de leurs singularités, surmonter un jour toutes les
jalousies, communier la même calme et sereine ferveur, rebaptiser amour, enfin,
cela seul par quoi deux, trois, mille esprits se ressemblent, s’attachent, se
libèrent par cet attachement même, affronter la mort avec une certitude et non
plus avec ne foi – tous les moyens qui nous permettraient cela, nous les avons.
Les armes dans le monde entier, pourraient être
ridiculisées, toute violence pourrait devenir inutile, la plupart des paysages
pourraient redevenir beaux ; notre vie pourrait faire converger en elle
l’action et la contemplation, la
Nature pourrait devenir ce qu’elle ne fut jamais : notre
identité ; nous pourrions nous émerveiller de notre œuvre comme de la
sienne ; chaque homme, demain, pourrait devenir libre de sa rêverie, de sa
méditation, de son étude ; la compétition pourrait disparaître dans le
seul jeu amical, nous pourrions concourir au même but au lieu de concourir tout
court, nous pourrions faire qu’il n’y ait plus d’argent à gagner ni dans les
moyens d’expressions ni dans les sciences, et qu’il n’y ait plus d’intérêt,
pour personne, à fausser quelque information que ce soit.
Nous pourrions accomplir le premier pas
conscient de Dieu sur Terre.
Jérôme
Deshusses « Délivrez Prométhée / Mort ou transfiguration »
N.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire